La notion de métamorphose habite l’écriture musicale d’Henri Dutilleux. Ses célèbres Métaboles de 1965 l’emblématisent par leur titre comme par le procédé de développement des motifs et l’orchestration dont elles répondent. Cette métamorphose est aussi celle, durant le processus de composition, de ses amours poétiques et picturaux : l’écriture absorbe ces « stimulants » – c’est son mot – et les transforme, les déroule, jusqu’à ce qu’elles atteignent leur seuil de décantation dans le langage musical. Avec le geste dansé, qui projette les corps dans l’espace et crée des images par le mouvement : au tour de la partition d’être métamorphosée.
par Marion Platevoet
Lorsque l’on pense aux relations qui ont pu unir Henri Dutilleux à la danse, on se souvient du Loup : son grand succès de 1953 avec les Ballets Roland Petit, qui adoucit le regret de l’opéra qu’il n’a jamais écrit. On connaît moins deux projets tombés dans l’oubli : un Salmacis et Hermaphrodite, en plein Paris Occupé, et une seconde tentative pour Roland Petit, abandonnée durant mai 1968 en raison d’un désaccord avec Jean Cau sur l’argument esquissé à partir des Fleurs du Mal. Mais on ignore surtout que les pièces majeures de son catalogue semblent dotées d’un potentiel visuel si fort que, très régulièrement entre 1960 et 2000, des chorégraphes s’en sont saisis pour tenter des expériences scéniques selon un vocabulaire – une coïncidence, pour Henri Dutilleux ? – à mi-chemin entre le langage classique et les recherches expressives et techniques du second xxe siècle.
Le projet de Peter Van Dyck pour son Ballet de l’Opéra du Rhin incarne en 1977 cette tentative d’équilibre. Il sélectionne des compositions de son temps pour la création de trois pièces, sur pointes et en tuniques, pensées dans la continuité de la tradition du ballet classique de Serge Lifar : Henri Dutilleux, avec ses Métaboles, retrouve ainsi au programme son ami Marcel Mihalovici et son collègue de la Radio Marius Constant. Trente ans plus tard, Michel Kelemenis s’éloigne quelque peu quant à lui du vocabulaire contemporain qui lui était propre pour un retour au style classique, bigarré d’évocations du quotidien, sur Tout un monde lointain… Sa création pour le Ballet du Grand-Théâtre de Genève se dit sensible à « l’ouverture spatiale » de la musique de Dutilleux, débarrassée de toute idée de narration, et transpose le thème baudelairien en lançant ses dix-sept danseurs dans « la quête d’un être vers un autre ».
Michel Kelemenis, Tout un monde lointain…, Ballet du Grand-Théâtre de Genève, 1997 ©Kelemenis & cie / KLAP / numeridanse.tv
Avec l’aimable autorisation de la Cie Michel Kelemenis
Le pouvoir évocateur de la musique de Dutilleux connaît une fortune particulière dans les recherches chorégraphiques qui épousent une forte orientation plastique. Ainsi Joseph Lazzini choisit-il de collaborer avec Alexander Calder lorsqu’il chorégraphia les Métaboles, quatre ans seulement après leur création, à l’affiche du très officiel « Théâtre français de la danse » installé dans l’actuel Théâtre de l’Odéon. Quoi de mieux pour incarner le mouvement infini et la révolution des corps que les célèbres mobiles du sculpteur, témoins des innovations de l’art cinétique et des accents psychédéliques de l’époque ? Les gigantesques radiographies du corps humain qui firent le décor de la commande de l’Opéra de Paris à Kenneth MacMillan en 1978, également dansée sur Métaboles, parurent plus arides au public comme à Dutilleux lui-même – à l’instar du ballet, un temps intitulé « Le Repas » pour sa mise en scène de la dévoration d’une femme par cinq « danseurs-vampires ».
Ancrée davantage encore dans l’hybridation, la carte blanche proposée en 1987 au peintre Paul Jenkins pour la salle Favart de l’Opéra Comique : un « ballet pantomime » ou « super-spectacle » selon son commanditaire Jean-Louis Martinoty. Installé en France mais issu de l’« École de New York » formée par les protagonistes de l’abstraction, tels Pollock ou Rothko, Jenkins règle à la fois la chorégraphie mais aussi l’argument et la mise en espace de la performance, dont il tient à exécuter en personne les décors monumentaux. Le Prisme du Chaman qui en résulte est construit sur l’idée synesthésique d’un « ballet des couleurs ».
Jenkins puise dans la complémentarité de Métaboles et Timbres, espace, mouvement une tension dramatique dans laquelle il perçoit l’essence-même de la métamorphose : « l’écho d’une naissance, d’une mutation ». Dutilleux, curieux de tout, lui adressera une lettre de remerciements pour cette véritable « expérience » de déplacement :
« Dans le déferlement de couleurs et de formes de votre peinture si mouvante, ma musique s’est installée dans un autre espace et cette nouvelle relation m’a beaucoup intrigué et intéressé. »
Article initialement paru dans la note de programme d' »Henri Dutilleux – Paysages Poétiques », spectacle chorégraphié par Robert Swinston, pour le CnDC d’Angers, avec l’Orchestre national des Pays de la Loire sous la direction de Pascal Rophé, le 24.10.2016, Cité de la musique-Philharmonie de Paris.