Maurice Ohana (1913-1992) partage avec Henri Dutilleux cette position d’“indépendant” dans l’histoire de la musique du second XXe siècle. L’épouse de Dutilleux, Geneviève Joy, a créé et enregistré plusieurs opus de ce confrère initié auprès de Pierre Schaeffer à la musique concrète. L’analyse qu’Ohana livre spontanément en 1960 de la seconde Symphonie de Dutilleux révèle que leurs deux écritures ne demeurent pas étrangères l’une à l’autre, tout éloignées soient-elles.
Paris, 12 septembre [1960]
J’étais à l’écoute, l’autre soir, avec une grande curiosité et j’ai enfin entendu cette seconde symphonie. Bien sûr, j’aurais préféré l’audition directe, car ce qui sort d’une boîte ne me satisfait qu’à demi.
Peu importe, cette œuvre est belle et vivante. Elle m’a fait revivre ce que, à vingt ans, j’ai éprouvé en découvrant les grands ouvrages de Roussel. Il y a ici, en plus, une couleur sonore, des contours mélodiques allant du plain-chant à la musique concrète, sans jamais quitter la vraie matière où se forme la musique. Il y a un sens tragique dominé et comme bridé, et puis cette fin à laquelle, dans une première audition, on n’ose pas croire.
J’aimerais la réentendre bientôt, dirigée encore par Münch, qui me semble à la mesure de ce qu’il faut réinventer chaque fois en un tel ouvrage.
Des critiques, je pourrais en formuler, bien qu’elles soient trop personnelles pour valoir : ce cadre formel, et ces développements auxquels, par instinct, je demeure étranger.
Mais d’autre part, quel don de recomposer les éléments connus pour en tirer la profonde nouveauté qui vient de cette symphonie ! Est-ce Saint-Exupéry qui disait que les faux talents mettent le feu à la forêt qui était le bien de tous pour s’éclairer une demi-heure ? Ici ce qui brûle c’est toi-même. (Si tu le veux bien, il est temps de nous tutoyer puisque depuis longtemps tant de bons liens nous rapprochent.)
Après l’émission, j’ai imaginé de refaire ta symphonie, avec son contenu musical et telle que je l’aurais bâtie… D’après quoi j’ai compris que cette forme de jalousie est l’hommage le plus sincère qui se puisse rendre à ce que les autres ont créé, et où l’on se retrouve.
Lettre de Maurice Ohana à Henri Dutilleux, à la suite de la retransmission de la Seconde Symphonie lors de sa 1ère audition en France au Festival de Besançon de 1960, avec l’Orchestre national de France sous la direction de Charles Münch, citée par P. Gervasoni, 2016, p. 614.