25 juillet 1970, Palais de l’Archevêché, Aix-en-Provence : le grand violoncelliste russe Mstislav Rostropovitch fait résonner les accords de Tout un monde lointain…, le concerto qu’il a commandé à Henri Dutilleux. Serge Baudo conduit l’Orchestre de Paris.
C’est un triomphe. Le concerto est intégralement bissé. Sans doute en raison du mistral, dira le compositeur, car peut-être le vent soufflait-il si fort que public n’avait-il pu, en réalité, l’entendre tout à fait ? « Slava » n’est lui-même pas satisfait de son exécution. Les années suivantes lui permettront d’illustrer sa grande maîtrise de l’œuvre, de concerts en enregistrements.
Longtemps le concerto força l’admiration des contemporains de Dutilleux. Ainsi, Roland Petit (pour qui il a également composé) lui écrit de Marseille en 1977 :
Mon cher Henri,
Comme je vous l’ai dit l’autre jour au Telephone, j’ai été bouleversé par « Tout un monde lointain », j’ai pleuré de joie, de bonheur. C’est si rare, moderne, neuf, et si plein d’amour.
Cher Henri, je vous admire.
Avec toute mon affection, Roland
Lettre autographe signée de Roland Petit à Henri Dutilleux du 20 février 1977, Fondation Paul Sacher
Classe de maître(s)
En cette même année 1977, Radio France tend le micro à Rostropovitch et Dutilleux pour qu’ils livrent eux-mêmes une analyse du concerto. Durant ces 4 classes de maître, en compagnie d’un jeune Frédéric Lodéon au violoncelle, Henri Dutilleux détaille au piano la structure de sa partition, orchestrée dans un souci « acoustique ». À l’aide de sa fidèle traductrice, Slava précise sa lecture des nuances et le toucher qu’il préfère adopter sur certaines mesures, citant avec humour Chostakovitch et Prokofiev. Il confesse que « c’est (s)on rêve » de diriger le concerto tout en le jouant. « C’est un miracle que ce cello concerto. Ce miracle existe grâce à toi », conclut-il, en français.
Archives France Musique/INA, réunies pour « Les Matins des musiciens du jeudi » du 23 mai 2013, en hommage à Henri Dutilleux. Cette archive exceptionnelle fait également revivre la version intégrale du concerto joué par Rostropovitch, avec l’Orchestre national de France sous la direction de Lorin Maazel, enregistrée par France Musique en 1981.
Les deux musiciens nouent une longue amitié autour de ce concerto. Leur duo se mue bientôt en trio, car c’est Rostropovitch qui introduit Henri Dutilleux auprès du chef suisse Paul Sacher, l’année-même de la création du concerto.
« L’Affaire Rostropovitch »
Sacher devient le principal mécène du compositeur, qu’il considère comme un ami. Et leur correspondance, durant la décennie 1970-1980, se fait d’abord soucieuse de Slava : l’« Affaire Rostropovitch » – comme l’inscrit Dutilleux sur le dossier où il conserve les documents qui s’y rapportent – sévit alors. Elle fait du musicien et de son épouse, déchus de leur nationalité, « des renégats idéologiques menant une activité dirigée contre l’URSS et le peuple soviétique » (D. Vernet, Le Monde, 17/30/1978, cité par P. Gervasoni, 2016, p. 1082).
Le séjour de longue durée effectué par le couple en dehors des frontières nationales, pourtant encouragé par le gouvernement Brejnev après avoir été obtenu de haute lutte, est imputé à leur « anti-soviétisme ». Henri Dutilleux participe activement à la défense de ses amis, notamment par le biais d’une pétition qui réunit une centaine de signatures, dont celles de ses confrères Georges Auric ou Iannis Xenakis. Il faudra cependant attendre M. Gorbatchev pour que, en 1990 seulement, le violoncelliste et son épouse voient leur citoyenneté rétablie.
Seule la mort de « Rostro », en 2007, viendra interrompre cette amitié de presque quarante ans. Celle-ci intervient un mois à peine après son 80e anniversaire, qu’ils avaient célébré ensemble le 27 mars, avec les honneurs… au Kremlin.