I. Énigme II. Regard III. Houles IV. Miroirs V. Hymne
Première audition dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence, le 25 juillet 1970. Soliste : Mstislav Rostropovitch, accompagné par l’Orchestre de Paris sous la direction de Serge Baudo
Première audition à Paris le 30 novembre 1971 au Théâtre des Champs-Élysées. Soliste : Mstislav Rostropovitch, accompagné par l’Orchestre de Paris sous la direction de Paul Sacher
Effectif : piccolo, 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes (en si bémol), clarinette basse (en si bémol), 2 bassons, contrebasson – 3 cors, 2 trompettes (sourdine ordinaire et sourdine Robinson), 2 trombones (sourdine ordinaire et sourdine Robinson), tuba (muni de sourdine) – 4 timbales, percussions (2 bongos, 3 toms, caisse claire, grosse caisse, crotale, triangle, cymbale suspendue aiguë, cymbale suspendue médium, cymbale cloutée, gong médium, gong grave, tam-tam médium, tam-tam grave, xylophone, marimba, glockenspiel (à marteaux)) – célesta – harpe – quintette à cordes
Éditeur : Heugel
Durée : environ 30 minutes
La particularité de cette composition, outre le fait qu’elle a été conçue pour un soliste d’exception, réside dans le choix de son titre et l’aura poétique qui s’en dégage, celle du monde baudelairien. Tout un monde lointain…, le titre de l’œuvre, est emprunté à un vers extrait du poème « La chevelure » des Fleurs du mal : « Tout un monde lointain, absent, presque défunt ». La partition s’imprègne à ce point de la poétique baudelairienne que chacun des cinq mouvements propose en guise d’épigraphe quelques vers du célèbre recueil qui avait fait scandale lors de sa première publication. Tout un monde lointain… doit aussi une part de son inspiration à la lecture par le compositeur d’« Un hémisphère dans une chevelure », l’un des Petits poèmes en prose (Le Spleen de Paris), dont le thème, sans être cité en exergue, est néanmoins latent et habite l’essentiel de la trame de l’œuvre concertante. Pour reprendre les mots de Dutilleux, l’œuvre s’organise « en cinq mouvements, nombre impair, eux-mêmes rattachés [les uns] aux autres comme dans Métaboles » (ou comme dans The Shadows of Time de 1997).
Au cours des dernières semaines qui avaient précédé la création de Tout un monde lointain…, Mstislav Rostropovitch n’avait que partiellement travaillé l’œuvre dont la facture était assez éloignée de ce qu’il avait coutume de jouer. Réputé pour sa méticulosité, Henri Dutilleux songea alors à « faire repousser le concert ». Après de nombreuses répétitions auprès du compositeur qui, pour la circonstance, l’accompagna en lui réduisant les parties d’orchestre au piano, Rostropovitch s’appropria la pièce de manière si profonde que son interprétation devint une évidence. Dans ses entretiens avec Claude Glayman, Henri Dutilleux précise : « Tout d’abord, il y a eu chez moi des séances de travail pendant les dix jours précédant les premières répétitions d’orchestre à Aix. Jusque-là, pour permettre à Rostropovitch de travailler, la musique du concerto lui était parvenue à Moscou en « pièces détachées », ou parfois ne lui parvenait pas du tout. Quelquefois, je le rencontrais moi-même dans des villes étrangères comme Vienne, Londres ou Moscou pour lui remettre les dernières pages ». Et il ajoute : « Enfin commencèrent à Aix-en-Provence les premières répétitions d’orchestre seul, sous la direction de Serge Baudo. […] dès la première répétition, Rostropovitch était près de moi, réagissant tout comme moi. Il sentait cette musique émerger peu à peu, prendre sa véritable forme, et cette complicité tenait du prodige ». La création eut un tel succès que l’œuvre fut bissée.
Les métaphores du voyage et du rêve forment autant d’images, au centre du troisième mouvement de la composition, intitulé « Houles », dont la source est également puisée dans « La Chevelure » : « Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve / De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts ». Dutilleux avait envisagé un temps d’intituler ce mouvement, non pas « Houles », mais « Voyage ».
« Large et ample », ce mouvement central privilégie les doubles-cordes à l’instrument soliste, avant qu’une gradation d’orchestre n’aboutisse à une véritable stase donnant l’impression d’un e et de spatialisation où l’harmonie, déployée, semble « venir de loin » et se rapprocher de l’auditeur. Des correspondances symétriques structurent respectivement les deuxième et quatrième mouvements, centrés sur les thématiques du vertige et du double : d’une part « Regard » et sa mélopée descendante de violoncelle solo, dont le titre d’abord prévu était « Vertige » (« l’instrument plane longuement dans le registre suraigu »), d’autre part « Miroirs » et son association énigmatique des timbres du marimba (comme des « gouttes d’eau »), de la harpe, des tam-tams et des cordes divisées, avant que la ligne du violoncelle soliste ne se greffe sur cette texture singulière et ne
se déploie en une rêverie lyrique. Ces deux mouvements sont unis par la même thématique du
« reflet » : « Regard » cite en épigraphe « … le poison qui découle / De tes yeux, de tes yeux verts, / Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers… », des vers extraits du poème « Le Poison » auxquels fait écho le quatrième mouvement intitulé « Miroirs », introduit par ces quelques élans admirables contenus dans le sonnet « La mort des amants » : « Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux / Qui réfléchiront leurs doubles lumières / Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux. »
La thématique du reflet et qui unifie ces deux séquences est une constante stylistique de l’imaginaire créatif de Dutilleux : ces vers ont été choisis à dessein car ils ont en commun de symboliser le vertige : ces effets de vertige qui habitent « Miroir d’espace » d’Ainsi la nuit ou les « Espaces lointains » de Mystère de l’instant. Jouer des effets de « miroirs », tout à la fois lignes convergentes ou divergentes par rapport à un axe de symétrie horizontal et principes de rétrogradations donnant temporairement l’illusion d’un repli du temps sur lui-même.
Les premier et dernier mouvements de Tout un monde lointain… peuvent aussi, à distance, résonner entre eux. Le premier, « Énigme », est accompagné de l’épigraphe « … Et dans cette nature étrange et symbolique », tirée du poème XXVII. Ce mouvement nous plonge dans un climat de mystère dont la cadence liminaire du violoncelle soliste capte l’essence, suivie par une succession d’harmonies en éventail à l’orchestre (véritable « portique fabuleux » chez Baudelaire) qui servira d’interlude, repris au cours de l’organisation « tressée » de l’œuvre. Véritable prolongement par expansion de la cadence initiale, ce « portique » de l’orchestre sera le liant structurel de l’ensemble de la composition. La nature énigmatique (aux deux sens du terme) du premier mouvement se caractérise également par la présence de variations conçues à partir d’un matériau dodécaphonique, technique d’écriture que Dutilleux avait déjà utilisée dans ses Métaboles (« Obsessionnel »). Si l’incipit du poème XXVII, « Avec ses vêtements ondoyants et nacrés », évoque une femme dont les traits anticipent la poétique mallarméenne d’« Hérodiade », pour reprendre l’idée de John E. Jackson, Dutilleux a préféré retenir la description de l’étrangeté de la nature, à même de lui inspirer l’écriture d’un souffle percussif au tout début de la partition : roulements diffus et ppp de la caisse claire avec timbre et balai métallique, ainsi que ceux de la cymbale cloutée avec baguettes de timbale. Dans le même esprit de stylisation d’un son qui naît du silence, ce geste résonant initial, mais instrumenté différemment, fut réitéré au début de Timbres, Espace, Mouvement, dédié à… Rostropovitch.
« Hymne », le dernier mouvement, emprunte son épigraphe à « La Voix », poème extrait de « Pièces diverses » : « … Garde tes songes ; / Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! ». La conservation des rêves nit par l’emporter sur l’idéalisation momentanée de la beauté. L’« Hymne » final du concerto, par la reprise d’un certain nombre de motifs antérieurs, s’apparente à ce repli de la mémoire contenu dans nombre de poèmes de Baudelaire. La coda de l’œuvre, en extinction, laisse entendre un trille ténu au violoncelle soliste, tandis que les « songes » évoqués dans l’épigraphe anticipent sur la poétique musicale d’une autre œuvre concertante de Dutilleux, L’Arbre des songes de 1985.
C’était un projet non réalisé de ballet sur les Fleurs du mal, à l’initiative de Roland Petit, qui avait été indirectement à l’origine de Tout un monde lointain…, pour violoncelle et orchestre. Peu convaincu par le projet, Dutilleux déclina la proposition, mais retint l’idée de composer d’après Baudelaire. La conception d’une œuvre concertante pour violoncelle est parallèlement née de la rencontre avec Mstislav Rostropovitch en 1961, grâce à l’entremise d’Igor Markevitch. Ce sont ainsi deux situations indépendantes l’une de l’autre qui se sont cristallisées en une seule vision créatrice qui vit le jour le 25 juillet 1970 à Aix-en-Provence.
Maxime Joos
Notice initialement parue à l’occasion du Domaine Privé Henri Dutilleux, Cité de la musique, 26 mai 2014
Henri Dutilleux, Tout un monde lointain… © 1970 HEUGEL – Avec l’aimable autorisation de ALPHONSE LEDUC ÉDITIONS MUSICALES