En 1944, Dutilleux s’empare des Trente-trois sonnets composés au secret publiés clandestinement par Jean Cassou. Analyse et mise en perspective d’une page manuscrite.
par Caroline Potter
Henri Dutilleux était un grand amateur de poésie : l’œuvre de Charles Baudelaire l’a véritablement « hanté », comme il le confia à la fin de sa vie, mais il s’intéressait aussi à la poésie contemporaine. Il est vrai que l’écriture vocale est absente de son catalogue pendant de nombreuses années, mais vers la fin de sa vie il semble que Dutilleux ait eu le désir de combler cette lacune, notamment avec les deux grands cycles pour soprano et orchestre : Correspondances (2002-2003) et Le temps l’horloge (2006-2009).
Henri Dutilleux a écrit Quatre mélodies en 1941 pour le baryton Charles Panzera, quand il était encore un jeune compositeur à la recherche d’une identité musicale individuelle. En ce qui concerne la mélodie, elle est incarnée à l’époque par Francis Poulenc, en qui Henri Dutilleux voyait le dernier survivant d’une longue tradition : « Il me semble dommage qu’aucun compositeur, à notre époque, ne cherche à prolonger cette tradition […]. Il faut dire que les éditeurs pendant très longtemps ont découragé les compositeurs de cultiver ce genre. […] La mélodie avec piano, après Poulenc en France, en particulier, semble abandonnée[1]. »
Après la Libération de Paris, en juin 1944, Henri Dutilleux se tourne vers la poésie de Jean Cassou. Les Trente-trois sonnets composés au secret ont paru en février de la même année dans les Cahiers de la Libération, puis aux Éditions de Minuit, de façon clandestine, sous le pseudonyme de Jean Noir. Ils étaient présentés par un certain « François le Colère », derrière lequel se déguisait Louis Aragon. Cassou explique lui-même les conditions d’écriture de ces sonnets :
[Ils furent] composés en prison alors que j’avais été arrêté par la police de Vichy pour mon activité de résistant. Bien sûr, ces sonnets sont l’œuvre d’un combattant et j’avais alors le cœur et l’esprit tout pleins de mon combat et de la cause pour laquelle je me trouvais là. Mais cela n’apparaît qu’implicitement et comme en sourdine dans ces sonnets. Ce qui m’est venu tout de suite à l’esprit, alors que je me trouvais là sans pouvoir écrire et réduit à moi-même, c’est ma poésie. C’est-à-dire ma vie intime avec ses souvenirs, ses peines, ses rêves, ses amours, ses circonstances[2].
Le titre global Trente-trois sonnets composés au secret avait plus d’un sens pour le poète : comme il le confiait à Jean Rousselot, « la poésie est toujours clandestine[3]. »
Les sonnets sont numérotés, mais Jean Cassou ne leur a pas donné de titres. À propos du huitième sonnet, « Il n’y avait que des troncs déchirés », Cassou précisa :
À la rigueur, je pourrais reconnaître dans ce sonnet une vision hallucinée de notre descente du panier à salade devant la porte de la prison, un jour d’hiver, et aussi un vision non moins fantastique de la cellule, tout cela se rattachent vaguement à une drôle d’histoire qui, finalement, serait mon histoire. Mais rien à trouver là-dedans qui se rapporte expressément à la cause, à la raison, au motif de la circonstance. […] Je puis vous assurez que, à part deux ou trois allusions – et, bien sûr, beaucoup plus directes que celles-ci [dans Sonnet VIII] – à la cause de la circonstance, voire à la circonstance elle-même, il n’y a dans ces sonnets que des choses, des figures, des sentiments, des secrets de ma vie privée[4].
La critique littéraire Rivkah Zim écrivit au sujet du même sonnet : « Il est significatif que Cassou n’ait pas écrit sur sa vie en prison mais plutôt de l’impact psychologique de son emprisonnement, surtout parce qu’il recherchait la liberté de fuir la prison dans sa vie intérieure[5]. »
La partition d’ « Il n’y avait que des troncs déchirés » est marquée « Avec agitation », et c’est bien la caractéristique la plus frappante de cette mélodie. Il semble que le piano et la voix habitent des mondes parallèles : le premier est plutôt staccato et percussif, haletant, tandis que la voix est plus soutenue. Mais dans les dernières mesures, la voix se fait de plus en plus déclamatoire pour souligner les derniers mots déroutants de Cassou : « La scène était prête pour des acteurs fous et cruels à force de bonheur. »
On voit également que la ligne vocale revient de manière obsessionnelle à sol, et cette utilisation de notes pivots est tout à fait caractéristique du style musical de Dutilleux. Avant les tercets, le piano insiste sur mi bécarre, ce qui surprend l’auditeur dans un contexte qui suggère la tonalité de do mineur. Pour le deuxième tercet, cette confrontation mi bécarre/mi bémol est présente chez la voix et chez le piano. La mélodie termine sur mi bécarre : la phrase s’achève sans qu’il y ait résolution.
Dutilleux a également mis en musique trois autres sonnets de Cassou : « Éloignez-vous » (sonnet XVII), « J’ai rêvé que je vous portais entre les bras » (sonnet IV) et « La Geôle » (sonnet III). Il a orchestré les deux derniers ainsi qu’ « Il n’y avait que des troncs déchirés », mais pas « Éloignez-vous », qui resta inédit durant de longues années. Dutilleux écrivit à Roger Nichols le 3 juin 1991 : « [l]’écriture du premier [sonnet « Éloignez-vous »] est devenue illisible et, de toute façon, il me paraît plus faible que les deux autres[6]. » Le compositeur Franck Krawczyk, pourtant, est parvenu à retrouver une copie de la partition dans le fonds Nadia Boulanger du Conservatoire national de Musique et de Danse de Lyon lorsque « son auteur lui a demandé d’en réaliser une orchestration » pour une orchestre d’harmonie (à base de vents) pour un hommage à Jean Cassou[7].
La Geôle est dédiée au frère d’Henri Dutilleux, Paul, alors prisonnier dans le camp Stalag VIIIC[8]. Les événements contemporains ont évidemment marqué la musique d’Henri Dutilleux, ici vus par le prisme de la poésie. La Geôle est créée dans une version pour baryton et orchestre le 9 novembre 1944 au Théâtre des Champs-Élysées par le jeune Gérard Souzay. Deux jours plus tard, on célèbre l’Armistice. Après les sonnets de Cassou, parmi lesquels « Il n’y avait que des troncs déchirés » et « J’ai rêvé que je vous portais entre les bras » sont édités en 1954[9], Dutilleux n’a repris le genre de la mélodie pour chant et piano qu’une fois, précisément en hommage à Poulenc, mort en 1963 : la chanteuse et mécène américaine Alice Esty lui commanda alors la mélodie San Francisco Night (1964). Selon Dutilleux, les poèmes de Cassou « se situent à un tel niveau de qualité intellectuelle, de profondeur de pensée, qu’ils dépassent l’événement et l’époque qui les ont fait naître. Évidemment, le thème de la liberté est de tous les temps[10]. » Néanmoins, le compositeur a choisi de mettre ces poèmes en musique immédiatement après la guerre, à une époque où ils étaient édités clandestinement. Il est clair que le compositeur voulait s’associer avec l’ancien prisonnier contre un régime répugnant. Pendant la guerre, rappelons qu’Henri Dutilleux faisait partie du Front national des musiciens – à ne pas confondre avec le parti politique contemporain ! – : un groupe qui luttait pour la liberté. Laissons à Jean Cassou le dernier mot :
Lorsqu’un homme est entièrement dépouillé de tout, il ne reste absolument que cette foi, cette ultime lueur de conviction et de protestation, alors, un autre homme apparaît en lui et qui est la suprême figure de l’homme : un poète[11].
VIII
Il n’y avait que des troncs déchirés,
que couronnaient des vols de corbeaux ivres,
et le château était couleur de givre,
ce soir de fer où je m’y présentai.Je n’avais plus avec moi ni mes livres,
ni ma compagne, l’âme, et ses péchés,
ni cette enfant qui tant rêvait de vivre,
quand je l’avais sur terre rencontrée.Les murs étaient blanchis au lait de sphynge
et les dalles rougies au sang d’Orphée.
Des mains sans grâce avaient tendu des lingesaux fenêtre borgnes comme des fées.
La scène était prête pour des acteurs
fous et cruels à force de bonheur.
Henri Dutilleux, Deux Sonnets © 1954 DURAND – Avec l’aimable autorisation des Éditions DURAND SALABERT ESCHIG
[1] Henri Dutilleux, Mystère et mémoire des sons : entretiens avec Claude Glayman, Paris, Actes Sud, 1997, p. 50.
[2] Jean Cassou, Entretiens avec Jean Rousselot, Paris, Albin Michel, 1965, p. 36.
[3] J. Cassou, Entretiens, op. cit., p. 34.
[4] J. Cassou, Entretiens, op. cit., p. 37.
[5] Rivkah Zim, The Consolations of Writing: Literary Strategies of Resistance from Boethius to Primo Levi, Princeton, Princeton University Press, 2014, p. 214 (traduction de l’anglais de l’auteur) : “Significantly, Cassou did not write about his life in prison but rather of its psychological impact upon him, especially as he sought the freedom to escape from it in imagination.”
[6] Lettre citée dans Pierre Gervasoni, Henri Dutilleux, Paris, Actes Sud/Philharmonie de Paris, 2016, p. 1388.
[7] Voir P. Gervasoni, Henri Dutilleux, op. cit., p. 1584. Voir également l’entretien vidéo accordé par Franck Krawczyk à l’occasion du Centenaire Dutilleux 2016 : http://www.dutilleux2016.com/franck-krawczyk-dutilleux-a-la-recherche-du-sonner-vrai/ (dernière consultation novembre 2016).
[8] Olivier Messiaen était lui aussi prisonnier de guerre, interné dans Stalag VIIIA.
[9] Les deux sonnets ont été enregistrés par le compositeur lui-même au piano et le baryton Gilles Cachemaille chez Erato en 1994.
[10] H. Dutilleux, Mystère et mémoire des sons, op. cit., p. 91.
[11] Cité dans Jean-Marc Varaut, Poètes en prison. De Charles d’Orléans à Jean Genet, Paris, Librairie Académique Perrin, 1989, p. 150.
Caroline Potter est professeur à l’Université Kingston de Londres et intervient fréquemment comme conférencière invitée pour des orchestres et la radio. Elle est, entre autres, l’auteur de Erik Satie, a Parisian composer and his world, Boydell Press, 2016 et de Henri Dutilleux: his life and works, Ashgate, 1997. En 2016, dans le cadre du Centenaire d’Henri Dutilleux, elle est invitée à intervenir au sein de diverses journées d’études consacrées au compositeur, à la Cité de la musique-Philharmonie de Paris notamment, ou encore à l’Université du Maryland (États-Unis).