Sise aux abords de la Cathédrale de Bâle, la Fondation Paul Sacher est la dernière contribution institutionnelle de l’un des derniers grands mécènes de la musique de son temps. Elle est dépositaire des manuscrits et de la correspondance d’Henri Dutilleux, qui forment la Collection Henri Dutilleux.
par Robert Piencikowski
Après des débuts placés encore sous le signe d’une certaine forme de néoclassicisme en vogue dans la France de l’entre-deux-guerres, la technique et le style d’Henri Dutilleux s’affinent au contact de musiciens de la plus jeune génération, pour affirmer leur autonomie au tournant des années soixante. Sa renommée franchit dès lors les limites de l’Europe : Deuxième Symphonie, créée sous la direction de Charles Munch à Boston le 11 décembre 1959, et Métaboles, créées sous la direction de George Szell à Cleveland le 14 janvier 1965. Mstislav Rostropovitch suscite alors la création de deux compositions pour violoncelle et orchestre, Tout un monde lointain (1967–1970), puis Timbres, espace, mouvement (1976–78) ; leur succèdera L’Arbre des songes (1979-1985), concerto pour violon et orchestre destiné à Isaac Stern. À l’apogée de sa carrière, et tels que le furent Olivier Messiaen en 1975 et Pierre Boulez en 1979, Henri Dutilleux sera le troisième compositeur français à être honoré par l’Ernst von Siemens Musikpreis, remis à Munich le 3 juin 2005.
C’est sur l’initiative de Rostropovitch que Paul Sacher entra en contact avec Dutilleux en août 1970, afin de lui donner des conseils concernant un traitement ophtalmologique. En témoignage de reconnaissance, le compositeur lui pria d’accepter qu’il lui dédiât une œuvre – projet qui mit près de vingt ans à se réaliser. Entretemps, Paul Sacher dirigea la première audition parisienne de Tout un monde lointain (Théâtre des Champs-Élysées, 30 novembre 1971). Toujours à l’instigation de Rostropovitch, l’Hommage à Paul Sacher fut ensuite créé à Bâle le 28 avril 1976 à l’occasion du soixante-dixième anniversaire du dédicataire, avant de devenir une des Trois Strophes sur le nom de Sacher, créées dans la même ville le 28 avril 1982. Le manuscrit de Mystère de l’instant (1985–1989) fut enfin remis à Paul Sacher, qui en assura la création à la tête du Collegium Musicum de Zürich le 22 octobre 1989. Ce qui conduisit bientôt au contrat qui lie désormais le compositeur à la Fondation Paul Sacher, et qui fut signé à Bâle le 18 mai 1992.
La Collection Henri Dutilleux témoigne de l’évolution et de la singularité de l’art d’un musicien qui s’est délibérément tenu à l’écart des polémiques parfois violentes qui ont accompagné la naissance de nouvelles techniques de composition, sans qu’il en négligeât pour autant la prise de connaissance. On va ainsi des travaux d’études et œuvres de jeunesse aux compositions de la maturité – incluant les partitions les plus récentes, telle celle de « Sur le même accord » (2001–2002) – en passant par la phase de transition de l’après-guerre. Y sont joints des documents personnels, une correspondance choisie, ainsi qu’un manuscrit de Stravinski offert par Henri Dutilleux et Geneviève Joy à Paul Sacher en décembre 1998. En raison des nombreuses commandes et dédicaces qui auront précédé l’acquisition de la Collection, on déplorera peut-être l’absence de manuscrits importants, figurant déjà dans les archives d’autres institutions et personnes privées[1]. On appréciera par contre la présence de quelques pièces inédites : Sérénades sur le nom de Marguerite Long (1956), ainsi que d’esquisses et brouillons exceptionnellement conservés par un compositeur réputé pour sa discrétion quant au processus de gestation de son œuvre[2].
[1] Le manuscrit autographe de la mise au net de la Deuxième Symphonie (1955–59) se trouve à la Library of Congress (Washington D.C., Koussevitzky Music Foundation) ; celui de Tout un monde lointain (1967–70) dans les archives de Mstislav Rostropovitch ; celui d’Ainsi la nuit (1973–76) à la Library of Congress (Washington D.C., Koussevitzky Music Foundation) ; celui de Timbres, espace, mouvement (1976-78) à la Bibliothèque nationale de France (Paris) ; enfin celui de Le temps l’horloge (2006-2009) a été remis par la Fondation Paul Sacher à Seiji Ozawa en 2014, conformément à la volonté du compositeur.
[2] La datation des compositions achevées avant 1992 suit celle établie par Caroline Potter dans Henri Dutilleux: His Life and Works, Aldershot: Ashgate, 1997, pp. 210–223, les suivantes dans la notice du même auteur dans The New Grove Dictionary of Music and Musicians, Second Edition, Edited by Stanley Sadie, Volume 7, pp. 770–772.
De formation musicale et littéraire – au conservatoire et à l’Université de Genève – Robert Piencikowski est musicologue. Il a enseigné le cours d’analyse musicale à l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam) de 1980 à 1990 et est, depuis 1990, collaborateur musicologique permanent à la Fondation Paul Sacher où il est responsable, entre autres, des archives d’Henri Dutilleux. Auteur de nombreuses publications sur la musique contemporaine en général et sur Pierre Boulez en particulier, il a été nommé, en 2010, chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres.