Gérard Grisey (1946-1998) fut l’élève d’Henri Dutilleux à l’École Normale de Musique en 1968. Si son approche scientifique du phénomène sonore, confortée par son séjour à Darmstadt en 1972, fait de lui le chef de file de la scission spectrale, il ne lisait pas pour autant la musique de Dutilleux comme le produit de la tradition, la simple continuité d’un héritage. Son témoignage, en 1994.
Henri Dutilleux Novateur !
Le génie de Dutilleux, c’est sans doute d’avoir su innover dans des sentiers si étroits que chacun les pensait désormais impraticables.
Une première lecture dévoile ce qui sous-tend la musique symphonique traditionnelle : contrepoint, harmonie, mélodie, orchestration y sont superbement maîtrisés.
Mais à l’écoute, tout bascule, car cette musique transcende instantanément les catégories qui la fondent. À l’orée du connu, à l’instant même où l’auditeur attentif croit connaître ou reconnaître telle formule, tel accord, tel rythme, Dutilleux esquive, détourne et leurre.
Son classicisme factice ne rassure que les bien-pensants et sa prodigieuse invention formelle est bien celle d’un homme du XXe siècle (celui de la psychanalyse et non du structuralisme). Il y a un “son” Dutilleux comme il y a un “son” Xenakis, même si l’innovation ne se trouve pas là où le XXe siècle a coutume de la déceler. Enfin, il y affleure des images sonores inconscientes que seule la musique est en mesure de révéler, et ceci d’autant plus violemment que le langage en est apparemment distant (les cris de Mozart — on le sait — sont bien plus bouleversants que ceux de Tchaïkovski).
Peut-être serons-nous un jour capable de reconnaître à Henri Dutilleux une place de novateur dans l’histoire d’une musique qui ne serait pas seulement celle du langage musical.
Gérard Grisey, “Henri Dutilleux Novateur !”, Revue musicale de Suisse Romande, n°3 (sept. 1994), p. 53, rééd. Écrits ou l’invention de la musique spectrale, Éditions MF, coll. “Percussions”, 2008, pp. 216-217.