Geneviève Joy (1919-2009) ne saurait rester dans les mémoires au seul titre d’épouse d’Henri Dutilleux, et ce dernier eut été le premier à dénoncer une telle erreur de perspective. Son admiration pour sa femme était profonde, dépassant largement le cadre privé, et il est avéré que le compositeur, en toutes circonstances, s’en remettait au jugement ultime de celle qui compta parmi ses meilleurs interprètes.
par Alexis Galpérine
La raison de cette confiance totale est facile à comprendre. Geneviève Joy, non contente d’être l’une des grandes pianistes de sa génération, fut aussi une prodigieuse lectrice, dévoreuse de partitions, célèbre sur la place de Paris pour être capable de réduire sur-le-champ n’importe quel conducteur d’orchestre. Et cette faculté autorisait une vision en surplomb, non seulement du répertoire mais aussi de la création de son temps.
On aurait tort de ne voir dans ce don qu’une habileté instrumentale soutenue par une certaine agilité mentale. Pour que ces deux éléments puissent s’exprimer à plein, il convient certainement de posséder une connaissance intime des différents langages de la musique, d’en maîtriser tous les codes et de savoir les replacer dans la perspective de leur évolution historique. La lecture est alors portée par une aptitude à reconstituer, dans l’instant, un univers musical et ses procédés de construction à partir de quelques symboles solfégiques à peine entrevus. Il est peu de dire que Geneviève Joy était passée maîtresse dans cet exercice. On peut certes lire une certaine tradition française dans ce type de virtuosité. Le jeune Saint-Saëns, dit-on, avait stoppé net une conversation entre Liszt et Wagner en s’asseyant nonchalamment au piano, à l’autre bout de la pièce, et en réduisant à vue une page de Tristan laissée sur le pupitre. Parmi les amis, élèves ou collègues de Geneviève, de semblables capacités distinguaient une Henriette Puig-Roget, un Christian Ivaldi, un Jean-François Heisser et d’autres encore, qu’on présentait joliment, selon la terminologie de l’époque, comme des « musiciens complets ».
De fait, quand Geneviève se mettait au clavier, quelques mesures suffisaient pour faire surgir un monde, modifiant sans même y penser la pâte sonore de son toucher pour traduire instantanément le langage de Brahms ou celui de Debussy, ou celui de… Dutilleux, avec une éloquence qui ne laissait aucune place au doute. Pour l’auditeur, et plus encore pour l’élève, il ne fallait pas trop de temps pour comprendre qu’elle révélait l’œuvre dans sa vérité, par-delà toutes les considérations possibles sur la variété des interprétations.
La profondeur de vision musicale nourrissait, à l’évidence, l’art de l’interprète, mais peut-être plus encore celui du professeur. Étant entré dans sa classe de musique de chambre du CNSM à l’âge de 14 ans, je peux témoigner qu’elle n’avait pas son pareil pour préciser dans l’instant la visée de l’objectif à atteindre, et j’ajouterais qu’elle s’impatientait rapidement si l’on peinait à la suivre sur le chemin qu’elle avait tracé ! C’est qu’elle était de cette génération de professeurs pour lesquels « on est musicien ou on ne l’est pas ». Certes, elle s’efforçait de mettre le disciple sur les rails, mais sans trop s’obstiner, peut-être sans trop y croire.
Un tel trait de caractère, chez cette femme de grande allure, au port altier, qui dissimulait mal une sensibilité à vif et une bonté sans limites, a été la cause de bien des malentendus car ses jugements redoutés et sans concession ont pu donner parfois une impression de dureté. Pourtant, pour ceux qui la connaissaient bien, il n’était pas trop difficile de deviner qu’elle se souciait au plus haut point de l’avenir professionnel de ses protégés, et qu’elle n’était pas douée de diplomatie quand il lui semblait qu’un jeune musicien s’engageait dans une voie qui n’était pas la sienne. Là où d’aucuns soupçonnaient de la raideur, il fallait voir de la droiture ; et la même vertu se retrouvait dans son art. L’insensibilité l’horrifiait (par exemple, passer avec indifférence sur un enchaînement harmonique subtil), mais les minauderies ou l’affectation — « pas de chichis » était son expression favorite ! — étaient tout autant vouées aux gémonies.
Elle avait été à rude école, sous la férule d’une mère pour qui on embrassait la carrière comme on entre en religion. Par la suite, elle intégra la classe d’Yves Nat, auquel elle devait certainement sa sonorité somptueuse et son sens de la construction formelle. Dès les années de Conservatoire, ses talents multiples s’imposèrent. Elle jouait magistralement le premier Concerto de Liszt mais déchiffrait tout aussi bien avec gourmandise les dernières partitions de ses amis compositeurs, suscitant l’admiration de personnalités aussi diverses qu’Arthur Honegger, Claude Delvincourt ou Pierre Boulez. Enfin, sa passion presque exclusive pour la musique de chambre se développa dans les heures noires de la guerre ; années décisives où se nouaient les grandes amitiés et où, entre deux concerts ou répétitions, elle transportait sur son petit vélo des tracts de la Résistance.
La suite est entrée dans l’histoire de la musique française. On ne compte plus, en effet, les créations auxquelles elle prêta son concours, qui témoignent d’un réel éclectisme et d’une grande ouverture d’esprit : Jehan Alain, Darius Milhaud, Marius Constant, Maurice Ohana, Henri Barraud ou Pierre Boulez, dont elle joua la première Sonate à Moscou en 1970. Sans oublier, bien sûr, Henri Dutilleux et sa Sonate — œuvre-phare s’il en est — qu’elle donna en première audition en 1948. Nombre de ces créations sont liées à son intense activité de chambriste, notamment au sein du duo fameux qu’elle forma avec la pianiste Jacqueline Robin-Bonneau. On se souvient aussi de son association avec la violoniste Michèle Auclair et surtout de l’admirable Trio de France qu’elle fonda avec la violoniste Jeanne Gautier et le violoncelliste André Lévy.
On le sait, un respect unanime entourait Henri Dutilleux et Geneviève Joy, qui tenait autant à la valeur de leurs réalisations artistiques qu’à la noblesse de leur personnalité, et l’on ne sera pas surpris que je fasse l’aveu de ma profonde affection à leur endroit. À la scène comme au Conservatoire, Geneviève rayonnait. Elle imposait avec la plus parfaite simplicité la notion de « Grand Style », et, avec le recul, la vision globale que je conserve de sa classe est celle d’un formidable creuset où deux ou trois générations d’étudiants ont respiré l’air du large, se sont abreuvées aux sources du passé pour mieux féconder la musique de l’avenir, sous l’ombre portée, bienveillante et attentive, d’Henri Dutilleux. Il est difficile, ici, de ne pas penser à d’autres couples et pôles d’influence de ce temps : Olivier Messiaen-Yvonne Loriod ou encore Marcel Mihalovici-Monique Haas.
Geneviève fut donc pour son mari beaucoup plus qu’une interprète. Elle fut en réalité l’aiguillon constant de sa création. Aussi n’avait-il pas confié :
« Elle a toujours essayé de me faire connaître les compositeurs d’avant-garde. Au tout début de ma carrière, l’évolution que j’ai choisie, je la dois beaucoup à sa curiosité, à son talent, à sa jeunesse, à sa joie ».
Un cercle de femmes musiciennes, concertistes, pédagogues, et, parfois, épouses de compositeurs
Michèle Auclair (1924-2005), épouse du compositeur Antoine Duhamel, entame en 1956 une collaboration avec Jacqueline Robin avant de former un duo avec Geneviève Joy en 1962. Elle devint professeur de violon au CNSM quelques années plus tard.
Jacqueline Robin (1917-2007), pianiste qui avait partagé les classes d’écriture avec Henri Dutilleux, se produisit en duo avec Geneviève Joy à compter de 1945 et enregistra avec elle près d’une centaine d’enregistrements. Elle était alors l’épouse du compositeur et chef d’orchestre Paul Bonneau, dont elle divorça en 1959. Elle enseigna le déchiffrage de 1968 à 1988 au CNSM.
Monique Haas (1909-1987) est l’une des plus grandes interprètes des compositeurs de l’École de Paris dans les années 1930. Quoique plus âgés, elle et son mari le compositeur Marcel Mihalovici forment l’un des couples d’amis les plus proches d’Henri Dutilleux et Geneviève Joy.
Yvonne Loriod (1924-2010) est la seconde épouse du compositeur Olivier Messiaen. Pianiste renommée, elle enseigne de 1967 à 1989 au CNSM où elle marque notamment le parcours de Nicolas Angelich, Pierre-Laurent Aimard ou François Weigel.
Henriette Puig-Roget (1910-1992) mena une carrière de pianiste à la Radio et fut également organiste de l’Oratoire du Louvre et de la Grande Synagogue de Paris. Elle enseigna l’accompagnement au Conservatoire de Paris à partir de 1957 avant de rejoindre l’Université des Beaux-arts et de Musique de Tokyo en 1979.
Alexis Galpérine, violoniste, concertiste et professeur au CNSMDP, est un ancien élève de Geneviève Joy.