Situées à la marge, les œuvres écrites par Henri Dutilleux pour la scène révèlent un aspect méconnu de sa création, tout en soulignant ses affinités avec des dramaturges, peintres, chorégraphes et metteurs en scène.
par Catherine Steinegger
Pour le théâtre, Henri Dutilleux a collaboré à deux reprises avec Henri Rollan ; en 1945 il écrit pour les Hauts de Hurle-Vent [1], une partition étoffée dont il conservera la matière pour ses Trois tableaux symphoniques, puis, en 1952, pour Hernani, lors des célébrations à la Comédie-Française du 150e anniversaire de la naissance de Victor Hugo [2]. Mais c’est grâce à André Obey, auteur dramatique avec lequel Henri Dutilleux entretint une amitié durable, que ce dernier obtient sa première commande pour la Comédie-Française. En effet, nommé, en octobre 1945, administrateur général du Français à titre provisoire, puis par décret du 6 avril 1946, André Obey s’adresse au compositeur pour La Princesse d’Élide [3], comédie-ballet de Molière, mise en scène de Georges Le Roy, première le 30 mai 1946, la partition de Lully étant occultée par Jean-Louis Barrault qui règle les intermèdes. André Jolivet, alors directeur de la musique à la Comédie-Française [4], dirige l’orchestre. Après le succès de la Princesse d’Élide, Henri Dutilleux retrouve la Comédie-Française pour une nouvelle mise en scène de Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet de Molière-Lully, première le 26 novembre 1948, mise en scène de Jean Meyer. Sans mettre en cause la partition, certains critiques contestent l’abandon de la musique de Lully. Ainsi, Hélène Jourdan-Morhange écrit-elle : « Le style Molière-Lully est indivisible, comme les ornements, les ors et les glaces de Versailles. » [5] Et Dutilleux de conclure : « Éliminer deux fois Lully en si peu de temps, c’était trop pour un jeune musicien presque inconnu, et certains crièrent au scandale. » [6]
Le compositeur eut plus de chance avec la danse. Salmacis et Hermaphrodite [7], légende chorégraphique écrite pour Yvette Chauviré [8], fut représentée le 25 février 1944 à la salle Pleyel. Henri Dutilleux compose ensuite le ballet intitulé La Belle époque en s’inspirant de thèmes des années 1900, pour une chorégraphie de Paul Durozoi création à Vichy au Théâtre de l’Opéra. Puis, il s’engage dans l’aventure exaltante d’une collaboration avec Roland Petit [9]. Ce dernier avait conçu son spectacle à partir de quatre partitions commandées à Maurice Thiriet, Claude Pascal, Henri Dutilleux et Pierre-Petit.
L’argument du Loup illustré par Henri Dutilleux avait été écrit par Jean Anouilh et Georges Neveux, les décors étant signés par Jean Carzou. Le compositeur évoque ainsi sa rencontre avec Roland Petit : « Il m’a alors raconté l’histoire qu’il tenait de Jean Anouilh qui lui-même la tenait de Georges Neveux. Un argument très court, dans une atmosphère de légende allemande : une histoire d’amour entre une jeune fille et un loup, entre la Belle et la bête en somme. J’ai été tout de suite accroché et n’ai pas tardé à donner à Roland Petit une réponse positive. De plus, l’idée de travailler avec des gens de théâtre, avec Roland Petit et sa troupe me séduisait beaucoup. » [10]
La création eut lieu le 17 mars 1953 au Théâtre de l’Empire. Ce ballet obtint un franc succès. Il fut ensuite repris lors d’une tournée internationale et enregistré sous le label Ducretet-Thomson (1955) [11]. Cette collaboration avec Roland Petit fut la dernière. En 1961, le chorégraphe propose d’abord un argument tiré de la nouvelle de Jacques Gazotte Le Diable amoureux qui ne séduit pas le compositeur puis, en 1968, au autre projet inspiré des Fleurs du mal, qui ne convainc pas davantage le compositeur :
« Je trouvais cet argument trop réaliste, trop appuyé. Je ne concevais pas l’approche de l’univers baudelairien de cette manière-là. J’aurais souhaité quelque chose de plus abstrait, de moins anecdotique, permettant la danse pure. Finalement, j’ai fait part très franchement de mes réserves à Roland Petit et je me suis retiré de cette aventure. » [12]
À l’issue de cette brève présentation des partitions de Dutilleux destinées à la scène, une remarque s’impose : le compositeur s’est uniquement exprimé dans ce genre dit «mineur» au début de sa carrière, jusqu’en 1953. Par ailleurs, ces œuvres restent anecdotiques dans sa production puisque le compositeur a toujours refusé qu’elles soient rejouées — sauf pour Le Loup, mais uniquement dans le cadre chorégraphique [13] — considérant que la musique restait indissociable de l’argument. Sollicité en mars 1977 pour autoriser la programmation par le San Francisco Symphony Orchestra de Salmacis et des Trois Tableaux Symphoniques, Henri Dutilleux répond : « Il y a plus de trente ans, en accord avec les éditeurs, j’ai décidé qu’elles ne seraient plus jamais rejouées. » [14] Ces contributions pour la scène furent donc uniquement l’occasion de rencontres artistiques pendant une période de recherche, prémisses d’œuvres phares de la musique contemporaine comme Tout un monde lointain [15], Timbres, Espace, Mouvement [16] ou L’Arbre des songes concerto pour violon [17] qui révèlent la prédilection du compositeur pour la musique pure, éloignant l’anecdote, idée qu’il résume ainsi : « Pour moi, mes œuvres sont de la musique abstraite, même si l’impulsion première peut avoir été provoquée, dans certains cas, par une image ou un poème. » [18]
[1] Adaptation du roman d’Émilie Brontë par Marie-Louise Villiers, décors de Valentine Hugo, Théâtre Hébertot.
[2] Première le 26 février 1952.
[3] Pour la nomenclature des partitions de musiques de scène d’Henri Dutilleux conservées à la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, voir Catherine Steinegger, La Musique à la Comédie-Française de 1921 à 1964. Aspects de l’évolution d’un genre, Sprimont, Mardaga, 2005, p. 205.
[4] Ayant dirigé pendant la Seconde Guerre mondiale à la Comédie-Française, André Jolivet est nommé directeur de la musique du Français en 1945, il conserve ce poste jusqu’en 1959.
[5] Le Ménestrel, 8 juillet 1938.
[6] Henri Dutilleux, Mystère et mémoire des sons, entretiens avec Claude Glayman, Arles, Actes Sud, 1997, p. 18.
[7] Pierre Gervasoni, Henri Dutilleux, Paris, Actes Sud/ Philharmonie de Paris, 2016, p. 317.
[8] Elle avait été nommée danseuse étoile en décembre 1941 à l’Opéra de Paris.
[9] Roland Petit dirige alors sa compagnie les Ballets de Paris fondée en 1948.
[10] Henri Dutilleux, Mystère et mémoire des sons, op.cit., p. 84.
[11] Réf. 270 C 060. Voir aussi l’article de Pierre Gervasoni publié dans Le Monde du 26/08/2010, lors de la reprise du ballet à l’Opéra de Paris « Un loup dans la forêt des souvenirs du compositeur Henri Dutilleux».
[12] Henri Dutilleux, Mystère et mémoire des sons, op. cit. p. 118. On comprend mieux les raisons politiques et esthétiques de ce refus lié à Jean Cau, le librettiste, dans le contexte des évènements de 1968 en lisant, dans l’ouvrage de Pierre Gervasoni cité supra, les pages 832 à 855.
[13] Le Loup entra au répertoire de l’Opéra de Paris le 18/03/1975.
[14] Pierre Gervasoni, Henri Dutilleux, op. cit., p. 1058. Lettre d’Henri Dutilleux à Eugene Moon datée du 29 mars 1977.
[15] 1967-1970.
[16] 1977-1978, révision en 1991.
[17] 1983-1985.
[18] Henri Dutilleux, Mystère et mémoire des sons, op.cit., p. 75.
Photo : de gauche à droite Maurice Thiriet, Pierre-Petit, Henri Dutilleux, Roland Petit, Claude Pascal et la danseuse Colette Marchand durant une répétition du programme de 1953, auquel appartenait Le Loup. Avec l’aimable autorisation de l’association Maurice Thiriet compositeur
Docteure en musicologie, Catherine Steinegger a orienté ses recherches sur les relations entre musique, arts visuels, littérature et mise en scène. Elle a publié notamment La musique à la Comédie-Française de 1921 à 1964 : Aspects de l’évolution d’un genre, Mardaga, 2005 et Pierre Boulez et le théâtre, Mardaga, 2012.