L’Ensemble intercontemporain, fondé en 1976 par Pierre Boulez, porte à son répertoire quatre des œuvres d’Henri Dutilleux : la Sonate pour hautbois et piano, le quatuor (Ainsi la nuit), la pièce pour violoncelle seul (Trois Strophes sur le nom de Sacher), et « le Double », sa deuxième Symphonie. Pendant 25 ans, il a espéré une œuvre créée à son intention par Dutilleux, que Pierre Boulez n’a cessé de croiser au fil de la vie musicale française.
1978
C’est deux ans à peine après sa création que l’Ensemble intercontemporain passe commande à Henri Dutilleux par la voix de son administratrice, la future ministre Catherine Tasca. On envisage la saison 1980-1981 ou la suivante :
Dans cette hypothèse, il serait nécessaire de concevoir une œuvre pour l’effectif de l’Ensemble et, si possible, pour 15 à 20 musiciens maximum. Cette limitation vise surtout à favoriser la diffusion ultérieure de l’œuvre, notamment dans le cadre des tournées où un effectif nombreux constituerait un handicap financier.
Catherine Tasca, lettre à Henri Dutilleux, 29 novembre 1978
Henri Dutilleux accepte cette proposition pour la fin de la saison 1981-1982. À la réflexion, il intégrerait bien à la formation une partie vocale :
[J]e n’ai pas écarté jusqu’ici la possibilité d’écrire une œuvre comportant un soliste, éventuellement une voix de femme, et je suppose qu’il n’y a pas d’obstacle majeur à s’orienter vers un tel choix.
Henri Dutilleux, lettre à Catherine Tasca, 6 juillet 1979
Après la création des Strophes (avril 1982) sur le nom du mécène dont il partage l’amitié et le soutien avec Pierre Boulez, Paul Sacher, la pièce destinée à l’EIC est toujours en souffrance. L’Arbre des songes, le concerto pour violon promis à Isaac Stern prend désormais toute la place sur la table.
Mais cette perspective est bel et bien chevillée à l’agenda du compositeur : il en vient à refuser de nouveaux engagements. Comme ce Trio pour cordes dont la Fondation Alban Berg lui fait l’honneur d’une demande, à l’occasion du centenaire de 1985. Prendre commande, non, mais peut-être dédier à la mémoire de Berg le manuscrit promis à l’EIC, un hommage auquel Pierre Boulez serait sans doute favorable ? Mais les années passent.
1989
Un nouvel espoir de voir aboutir le projet se présente, en tir croisé, sous l’impulsion d’une autre piste amenée, cette fois, par Joséphine Markovits. La programmatrice du Festival d’Automne voudrait commander à Dutilleux, pour l’édition 1989, une œuvre associée aux célébrations du bicentenaire de la Révolution française. « D’une pierre deux coups », c’est décidé : la pièce destinée à l’EIC sera créée dans le cadre du Festival le 18 décembre 1989 au Théâtre du Châtelet, sous la direction de Pierre Boulez (lettre de J. Markovits à Henri Dutilleux, 30 nov. 1987).
S’il ne se penche pas encore sur la partition, Henri Dutilleux participe à la rédaction du livre-programme. Il suggère même l’idée d’adjoindre à l’édition 1989 un programme de musique de chambre, pour accueillir la première audition du Jeu des contraires qu’il est en train d’achever. Elle serait naturellement confiée à son épouse, la pianiste Geneviève Joy, interprète de biens des maîtres contemporains…
Mais en avril 1988, la chose se complique à déraison : le compositeur, tentant périlleusement d’honorer une troisième sollicitation par le biais de cette œuvre, envisage de confier une partie de soliste au clarinettiste Michel Portal. L’Ensemble intercontemporain étant lui-même formé de solistes, il ne saurait accepter ces termes pour une œuvre expressément écrite pour lui. En lieu et place d’une partie solo pour la clarinette, ne peut-on envisager un solo de contrebasse, dès lors confié à son talentueux soliste Frédéric Stochl ? Henri Dutilleux s’en remet à cette décision :
Quel que soit mon désappointement, je travaillerai donc sur d’autres bases et j’ai déjà pris contact par téléphone avec Monsieur Frédéric Stochl dont chacun connaît le talent. Nous nous rencontrerons à la fin de ce mois.
Quant à la partition elle-même, je pense qu’il ne me sera guère possible de la remettre à Pierre Boulez avant la rentrée d’octobre 1989, peut-être même avant le début du mois de novembre. Je dois, en effet, me libérer d’autres tâches avant d’entreprendre réellement cette œuvre.
Henri Dutilleux, Lettre à Brigitte Marger, 1er août 1988
Durant les mois suivants, le compositeur dessine la formation. L’effectif de ce qui se profile désormais telle une « Œuvre pour ensemble instrumental et contrebasse solo » est enfin arrêté en février 1989 :
2 flûtes (l’une jouant le piccolo – l’autre éventuellement, la flûte en sol)
1 clarinette (jouant éventuellement la Pte cl. en mi b)
1 clarinette basse (jouant éventuellement la Cl. contrebasse)
1 basson
1 trompette
2 trombones ténors (avec extension basse)
1 percussion (détail à préciser ultérieurement sans doute à l’automne)
1 piano/claviers (jouant le célesta et éventuellement l’orgue manuel)
1 harpe
2 altos
2 violoncelles
Henri Dutilleux, feuillet manuscrit destiné à Marie-Béatrice Bertrand, 23 février 1989
Hélas, peut-être par manque de liberté, peut-être à cause des méandres du calendrier, le rendez-vous fut de nouveau manqué. Et ce fut Luciano Berio, avec la création de Canticum Novissimi Testamenti (Ballata) qui remplit l’affiche du 18 décembre 1989 (voir le programme) au Châtelet, aux côtés de Bruno Maderna et Pierre Boulez lui-même.
1999
« Pourquoi pas en 1997, à l’occasion du 20e anniversaire de l’Ensemble ? » propose Claude Le Cléach, à son tour administratrice de l’EIC. Le projet n’est donc toujours pas abandonné, pour l’une ou l’autre partie. Mais The Shadows of Time, pour Boston et Ozawa, occupe alors le compositeur, ainsi que la maladie.
Deux ans plus tard, c’est leur mécène et ami commun qui réunit de nouveau Boulez et Dutilleux autour de cette commande suspendue, malheureusement à l’occasion de ses funérailles. Si cet échange entre l’ainé et son cadet s’amorce entre les pas perdus de l’aéroport, il prend sans tarder un tour à la fois plus formel sous l’impulsion d’une missive de Pierre Boulez, et tout à fait amical, dans la liberté et la familiarité qui en émane :
Comme toujours, on se quitte très vite dans les aéroports et on s’est dit au revoir à la sauvette.
J’ai été très content de pouvoir bavarder avec vous à Bâle. Je voulais vous redire ce que nous avons évoqué dans notre conversation : si vous désirez écrire pour l’Ensemble intercontemporain, vous serez le bienvenu. La formation que vous désirez sera votre décision. Je ne parle pas de date car moi-même je n’aime pas me sentir coincé par une obligation extrême. La date sera donc aussi de votre choix. Je tenais à vous le dire pour que vous preniez ma proposition au sérieux et non pas comme un propos de salle d’attente.
Pierre Boulez, lettre à Henri Dutilleux, 26 mai 1999
Pourquoi ne pas le dire ? Votre lettre m’embarrasse un peu… si sensible que je sois à ce message personnel adressé au lendemain de la triste journée de Bâle (…).
Cet “embarras” peut vous étonner, après notre petite conversation dans la salle d’attente de Mulhouse. Il est la conséquence d’engagements trop nombreux pris ces dernières années et dont la perspective me donne souvent le vertige, comme si j’avais un peu trop oublié mon âge (…). C’est vous dire que j’aimerais beaucoup pouvoir travailler pour l’instrument remarquable que vous avez créé, tout en me demandant si je parviendrai vraiment à réaliser ce souhait déjà ancien.
Merci, en tout cas, de me mettre tellement à l’aise quant à la question du délai. Soyez sûr que je pense et penserai souvent à ce très excitant projet.
Henri Dutilleux, lettre à Pierre Boulez, 28 juin 1999
Épilogue – 2003
Le prochain directeur à se saisir de la chose est Hervé Boutry : le festival Présences 2003 pourrait être dédié à Henri Dutilleux et accueillir cette œuvre tant attendue…
Perspective lointaine.
Henri Dutilleux, lettre à Hervé Boutry, 11 avril 2003
Sources :
P. Gervasoni (2016), en part. pp. 1098-1111, 1274-1299, 1475, 1487 ; site officiel de l’Ensemble intercontemporain : http://www.ensembleinter.com/fr/.